lundi 22 août 2016

[Nouvelle] Souvenirs

Ce 22 août est l'anniversaire de la naissance de Ray Bradbury. Depuis quelques années, c'est devenu le Ray's day (#RaysDay), une fête de la lecture sous toutes ses formes. Écrivant à l'occasion, j'offre ma participation avec une nouvelle de fantasy inédite.


« Papy, papy, raconte-nous une histoire ! »
La nuit est déjà tombée. Drurisse ferme les volets tandis que son époux s’assoit confortablement près de la cheminée, une couverture sur les jambes. Les enfants s’installent à ses pieds, les yeux avidement tournés vers leur grand-père.
« C’est vrai que tu as rencontré Malvien l’aventurier quand tu étais jeune ?
- Je l’ai pas connu qu’un peu, ma petite Dorina. C’est moi qui lui ai tout appris !
- Tu fais encore ton crâneur ! C’est complètement impossible. C’était un héros ! »
Drurisse se demande où son petit-fils Malvic a appris un tel vocabulaire, mais la conviction dont il fait preuve lui donne plus envie de rire que de le gronder.
« Raconte-nous papy ! » demandent les enfants en choeur.
Hérin se carre un peu plus confortablement dans son siège, tousse un peu pour imposer le silence, puis commence son récit :
« J’ai rencontré Malvien pour la première fois sur la route allant de Puy-la-forêt à Merveille-le-château. À l’époque, il n’était pas encore connu comme Malvien l’aventurier, c’était juste Malvien, mais il était déjà un héros. Il avait décidé de mettre fin aux exactions de la bande de Torrag le crapuleux, et puis j’ai décidé de lui fournir de l’aide, je sais pas trop pourquoi. »



C’était une belle journée de fin d’été. Quelques feuilles mortes parsemaient le chemin qui serpentait dans la forêt, annonçant l’automne. Les frondaisons apportaient une ombre bienveillante dans cette journée chaude et ensoleillée. Hérin chevauchait seul, il ne craignait cependant rien car il ne portait sur lui de valeur que ses bras à la musculature impressionnante et son talent à l’épée. C’est alors qu’il l’aperçut : une silhouette mince, brillante des breloques qu’elle portait. Il se demanda si le jeune homme n’avait pas des velléités suicidaires et se porta à sa hauteur.
« Salut ! Qui es-tu et que fais-tu seul ici ?
- On me nomme Malvien le maladroit. Je suis à la recherche de la bande de Torrag. Je vais la mener devant la justice. »
Hérin étudia l’inconnu des pieds à la tête. Pour un homme aussi malingre, il semblait bien sûr de lui. Peut-être manipulait-il la magie ? Il devrait alors porter sur lui des bourses de composants. Hérin n’en voyait aucune. À la place qu’elles auraient dû occuper à sa ceinture se trouvait une arme qui semblait de bonne facture.
« Tu as pensé à prendre des cordes pour les attacher ? »
La rougeur qui monta aux joues de Malvien était éloquente.
« Qu’est-ce qui te prends de vouloir les affronter ainsi à toi tout seul, sans préparation ? Ils ont volé quelque chose d’important pour toi ?
- Non, c’est pas ça. Je suis destiné à devenir un grand héros, c’est ma première quête. »
Le grand sourire de Malvien n’avait rien de moqueur, et Hérin jugea qu’il avait affaire à un idiot plus qu’à un plaisantin.
« Au moins, tu as du cran, mais tu n’as pas la moindre chance de réussir. Oublie ça, tu n’as pas la carrure d’un héros.
- Je sais bien que j’ai pas l’air d’un guerrier, mais j’ai consulté une voyante il y a quelques jours, et elle m’a révélé mon avenir. Je ne risque rien, je peux pas mourir avant d’avoir accompli ma destinée !
- Une voyante ? »
Hérin éclata de rire. Malvien rougit jusqu’aux oreilles. Il défendit avec véhémence la prophétie qui le concernait :
« Pas n’importe quelle voyante ! Elle tire les runes et elle lit les destinées. Elle est douée, les gens viennent la voir de loin. C’est sûrement parce qu’elle est aveugle qu’elle peut voir tant de choses. »
Le gringalet finit par hausser les épaules.
« Peu importe si tu me crois pas, attends un peu de voir Torrag aux fers. »


Hérin ne comprend toujours pas pourquoi il était venu en aide à Malvien, ce jour là. Le jeune homme avait au moins la qualité d’attirer la sympathie. Était-ce uniquement pour cette raison qu’Hérin n’avait pas voulu le laisser mourir stupidement ? Le somptueux trésor de la bande de Torrag avait sûrement été le motif le plus déterminant.

Les yeux brillants de ses petits-enfants sont rivés sur lui, dans une attente angoissée. Hérin reprend son récit.
« Il était tellement brave qu’il était prêt à les affronter tout seul. Mais comme certains auraient pu s’échapper, je lui ai proposé qu’on monte un plan pour les piéger.
- Même pas vrai, je suis sûr que c’est lui qui a trouvé le plan ! »
Hérin prend l’air navré de celui qui a été pris en flagrant délit de mensonge.
« Tu as raison, Malvic, mais j’ai quand même apporté quelques détails ! C’est moi qui ai eu l’idée de m’enrôler dans leur bande pour contrôler de l’intérieur que tout se déroulait comme prévu. Et je peux vous dire une chose les enfants, c’est que c’est pas si facile que ça en a l’air. Torrag acceptait pas tous ceux qui se présentaient, j’ai dû lui démontrer que j’avais du talent pour me battre. Et puis j’ai dû y rester une semaine, le temps d’en apprendre le plus possible sur la bande. Heureusement, je savais que Malvien allait venir et me sortir de là. »



L’angoisse nouait les tripes d’Hérin. Tout pouvait très mal tourner. Il n’étaient que deux contre vingt brigands dénués de scrupules, et nulle prophétie ne protégeait Hérin des mauvais coups. Toute la matinée, il s’était posé des questions. Malvien pouvait avoir abandonné l’affaire et ne jamais se pointer. S’il se montrait aussi paré de breloques que la semaine précédente, Torrag pouvait sentir le coup fourré et le laisser passer. Il n’était pas resté aussi longtemps chef de bande en se montrant idiot. Pour la même raison, il ne donnait pas aveuglément sa confiance aux nouvelles recrues. Hérin était cantonné à des tâches subalternes à l’intérieur du camp et n’avait pas la chance de participer au pillage des voyageurs. Il fut soulagé en voyant ses comparses revenir en traînant des tonneaux à travers la forêt. La première partie du plan avait fonctionné.
« On vous ramène de la vodka ! Et de la bonne ! On a de quoi festoyer ! »

Hérin écoutait mourir les bruits de la fête. Il avait eu de la chance. En réclamant une beuverie pour le soir même et en cherchant à y entraîner ses camarades, il avait montré bien trop d’empressement à s’adonner à la boisson aux yeux de Torrag. Celui-ci avait décidé de l’affecter à la surveillance du camp. Non seulement il n’avait pas eu à faire semblant de boire, mais en plus il pouvait se préoccuper d’un garde de moins.

À présent, Torrag dormait le nez enfoncé dans sa corne. N’importe quelle personne sobre aurait estimé étrange qu’il sommeille dans une position aussi inconfortable, même au dernier degré de l’ivresse. Mais il n’y avait personne pour s’en rendre compte, les autres brigands étant eux aussi profondément endormis. Seules les sentinelles étaient encore éveillées.
Pas pour longtemps jugea Hérin. Il s’approcha à pas de velours du premier tonneau et tapa dessus d’une combinaison de coups longuement répétée. Le tonneau répondit. Des frottements, puis quelques coups sourds se firent entendre, et le couvercle se souleva.
« Enfin ! chuchota Malvien. J’ai cru étouffer là-dedans. »
Aidé par son comparse, il s’extirpa de sa cachette.
« Il reste trois gardes non loin du camp. Il faut nous dépêcher, faut pas qu’ils aient le temps de réaliser qu’il se passe quelque chose d’anormal, sinon il vont appeler du renfort !
- Pas de problème, répondit Malvien en étendant ses membres endoloris. Indique-moi l’emplacement de deux d’entre eux, je m’en charge ! Je t’en laisse un quand même. »
Hérin ne pouvait s’empêcher d’être sceptique sur les capacités de son complice. Au pire, se dit-il, il les occupera assez longtemps pour que je n’en affronte pas trois à la fois.

Hérin se pencha sur le guetteur affaissé au sol. L’individu respirait encore. Il semblait profondément endormi. Par précaution, il lui retira son épée et l’attacha soigneusement avant de retourner vers le camp. Malvien n’y était pas.

Il a merdé !

Des bruits de combats se faisaient entendre, du côté de l’emplacement de la première sentinelle que Malvien devait neutraliser. Hérin s’avança avec précaution et découvrit les deux hommes en train de bretter. C’était un miracle que Malvien soit encore en vie, car le jeune homme ne savait pas se battre.
« Hérin ! cria le garde. Viens m’aider ! Sonne l’alerte ! »
Le jeune homme n’eût pas le temps de réagir qu’une femme - la dernière sentinelle - surgit derrière le garde. Ils étaient maintenant deux. Hérin se plaça à côté de Malvien. À sa grande stupéfaction, au lieu de soutenir le brigand, la femme lui planta son épée dans les reins.


À ce souvenir, le coeur de Hérin se met à battre un peu plus fort. Malgré plus de trente ans de vie commune, il se sent toujours éperdument amoureux.
« Je vous ai raconté que c’est là que j’ai rencontré votre grand-mère ?
- Pas plus de dix fois, répond Malvic, sarcastique.
- Arrête de parler sur ce ton insolent ! »
Drurisse, après avoir rabroué l’aîné de ses petits-enfants, rejoint son époux près du feu. Une petite voix s’élève :
« Moi je savais pas.
- Eh bien tu vois, Dorina, je faisais partie de la bande de Torrag. »
Drurisse hésite, Dorina est trop jeune pour entendre certaines choses. Elle décide d’éluder ses véritables motivations.
« Quand j’ai vu Malvien et Hérin se battre, j’ai compris que j’avais la chance de ma vie de retourner dans le droit chemin. Alors je les ai aidés contre les sentinelles du camp. Je leur ai indiqué où se trouvait le trésor, on l’a porté ensemble. Quand on a livré Torrag, ils m’ont proposé de prendre ma part et de partir, mais j’ai choisi de rester avec eux. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi téméraire que Malvien. Il ne savait pas encore se battre, il n’hésitait pourtant pas à foncer tête la première dans la mêlée. C’est avec le temps et l’expérience qu’il est devenu Malvien l’aventurier. »
Malvic hoche la tête gravement.
« Alors papy lui a vraiment appris certaines choses ?
- Oui. Nous lui avons tous deux appris à manier une épée. Et à faire un plan, aussi. »
Le garçon reste songeur. Ses cousins, de leur côté, n’acceptent pas longtemps le silence et très vite une nouvelle question fuse :
« Vous étiez avec lui quand il a défait le sorcier Somard ? »
Les deux grands-parents se regardent.
« Vas-y, toi, raconte !
- Non, raconte plutôt !
- Je t’ai demandé en premier. »
Drurisse soupire et prend la parole.
« Oui. Cela faisait deux ans que nous étions ensemble, à rendre la justice par monts et par vaux. Nous nous étions arrêtés à une auberge peu après la frontière, et c’est là que nous avons entendu parler de ses exactions sur le peuple. »



Cavosque n’était qu’un village de fermiers. Dans l’auberge égayée par un groupe de musiciens de passage, les paysans buvaient une bière, se détendaient après les travaux des champs. Drurisse, Hérin et Malvien étaient isolés au bout d’une grande tablée. Ils n’en étaient pas offusqués. Les aventuriers de passage n’étaient pas rares sur cette route. Dénués de toute curiosité, les autochtones préféraient converser entre eux.

La musique s’interrompit. S’octroyant une pause, les ménestrels s’installèrent sur l’unique table leur offrant assez de place libre, c’est-à-dire celle de la bande de Malvien. Poliment, Drurisse lança la conversation :
« J’aime bien ce que vous jouez. C’est une très jolie mélodie.
- Merci. Vous ne la connaissiez pas ? Vous ne devez pas être du pays, alors ?
- Non, nous venons d’arriver. Nous cherchons à louer nos épées. »
L’aubergiste arriva avec des assiettes pleines de soupe au lard. Drurisse en huma le parfum délicieux avant de reprendre courtoisement :
« Et vous, vous vivez ici ?
- Non, nous venons de la capitale. On se fait une tournée en province tous les ans, ça nous permet de voir nos familles. Mais je crois que c’est la dernière fois.
- Ah bon ! Pourquoi ?
- C’est à cause de notre nouveau gouverneur. Depuis son élection, il a décidé de rendre les routes plus sûres, et du coup, on a des péages à tous les ponts ! »
L’aubergiste, de retour avec de nouvelles assiettes, s’introduisit dans la conversation :
« Ouais, à cause de ça les prix ont augmenté ! Je peux plus faire mes affaires correctement maintenant, surtout que mes clients sont plus pauvres.
- C’est vrai, ça ! s’exclama un paysan non loin. Nos taxes aussi ont été augmentées, sous prétexte de nourrir les pauvres. »
Un autre se mit à regimber :
« Qu’est-ce qu’on en a à faire, des miséreux ? Vous en trouverez pas un seul à Cavosque, c’est seulement dans les grandes villes qu’ils sont. Mais voilà, c’est nous qu’on taxe, pas les riches !
- Euh, en fait… risqua un musicien, avant que sa voix ne soit couverte par le brouhaha ambiant.
- Faut croire que les électeurs, ils ont été dupés par ce Somard ! Il doit avoir utilisé la sorcellerie pour être à ce poste. C’est Célions qui aurait dû être élu, c’était le meilleur ! »
Drurisse remarqua que les yeux de Malvien brillaient.

« J’ai une destinée de héros ! se plaignit Malvien. Qu’a-t-on fait de bien après avoir livré Torrag le crapuleux à la justice ?
- On a défait d’autres bandits de grand chemin, répondit Drurisse.
- Oui, c’est vrai, mais qu’a-t-on fait d’autre ?
- On a libéré un village d’un ours sanguinaire, intervint Hérin, démantelé trois cultes maléfiques, vaincu deux géants du froid et pillé cinq tombes remplies de revenants. »
Malvien soupira. Ils étaient tous trois réunis dans leur chambre d’auberge. Malvien avait tenu à faire cette réunion avant qu’ils ne dorment.
« Et à quoi ça nous a menés ? Personne ici ne nous acclame. On ne nous a même pas reconnus !
- C’est parce que nous venons juste d’arriver dans le pays.
- C’est parce que nous n’avons encore rien fait de vraiment grand. Sinon, peu importerait où nous sommes, tout le monde nous reconnaîtrait ! »
Drurisse patienta. Contrairement à Hérin, elle avait compris ce que prévoyait Malvien.
« Vous avez entendu comme moi. Ce pays est dirigé par un gouverneur maléfique, et sorcier en plus de ça ! Il faut libérer le peuple. »


« Ce qui nous inquiétait le plus, précise Hérin, c’est qu’il pouvait lancer des sorts. Les gardes, la place forte, ça nous faisait pas peur, on en avait vu d’autres. Mais la magie…
- Bon, ben puisque tu viens de m’interrompre, je te laisse finir de raconter ! »
Malvic pouffe et réveille son frère d’un coup de coude. Il adore les disputes de ses grands-parents. Quand le ton monte, il y a toujours moyen d’apprendre un peu de vocabulaire. Mais cette fois, le garçon est déçu car Hérin se soumet de bonne grâce.
« On savait que Somard était un vrai sorcier, qu’il pouvait se défendre tout seul en lançant des sorts. Ce qu’il fallait, c’était le tuer d’un coup avant qu’il puisse réagir, ou bien trouver un moyen de l’empêcher d’utiliser ses pouvoirs. D’habitude, nous trois, on était plutôt du genre à foncer dans le tas et réfléchir ensuite. Mais là, on a passé du temps à peaufiner notre plan, ça nous a pris plusieurs mois.
- J’ai même eu le temps d’apprendre à lire !
- C’est vrai ce qu’elle dit votre grand-mère. On en est venus à faire des recherches dans la bibliothèque pour savoir comment lutter contre un sorcier. Au final, c’est un simple vendeur d’objets magiques qui nous a donné la solution. »
Hérin s’arrête de parler, ménageant son suspense. Dorina pose la question qu’il attendait.
« C’était quoi, la solution ?
- L’herbe à sanglier. Calendoria suidoporum.
- Calenquoi ? »
La mine ahurie des enfants fait éclater de rire les deux ancêtres.
« C’est une plante ! Celui qui en mange un peu trop est privé de ses pouvoirs.
- Je ne comprends pas, papy. Quitte à lui faire manger une herbe, pourquoi ne pas lui donner directement du poison ? »
Le bon sens de Dorina confond Hérin pendant quelques secondes. De qui peut-elle bien tenir ce trait de caractère ?
« Ça n’aurait pas été très élégant, ma biche. Malvien était un héros, un aventurier, pas un empoisonneur. »
La petite fille baisse la tête, comme honteuse d’avoir fait preuve d’intelligence.
« Il n’aurait pas aimé faire une victime innocente, renchérit Drurisse. Le goûteur n’avait rien fait de mal. »
Malvic se lève pour alimenter le feu. Tout le monde le suit du regard tandis qu’il ajoute un fagot de petit bois. Il le déplace ensuite vers le cœur du foyer à l’aide d’un tison. Quand il a terminé, il pose le regard sur ses grands-parents :
« Ben alors ? Vous avez fait comment pour lui faire prendre votre herbe des sangliers ?
- Par la séduction, répond Drurisse. J’avais approché le cuisinier, il avait fini par tomber amoureux de moi. Il m’a livré toutes ses astuces, tu peux pas imaginer les confidences qu’on peut faire sur l’orei… après un dîner en tête-à-tête ! »
Hérin se lève brutalement. Ses rhumatismes se rappellent à son bon souvenir et il gémit.
« Que se passe-t-il, chéri ? »
Alarmée, Drurisse se lève à son tour, aide son époux à se rasseoir. Celui-ci s’explique :
« Tu nous avais dit que tu avais réussi à être engagée en cuisine ! »
La vieille femme tousse doucement. Pour se donner le temps de répondre, elle reprend la couverture glissée à terre et la repose sur les genoux de son mari. Malvic, qui a regagné sa place, glousse avec son frère. Il a enfin son moment intéressant.
« Allons Hérin, tu sais bien que ce n’est pas pour mes petits plats que tu as voulu te marier avec moi. Tu ne m’aurais jamais épousée pour ma spécialité de tourte cramée et encore moins pour mon rôti à l’excès de poivre. Ne me raconte pas que tu as cru un seul instant que je pouvais être embauchée sur mon talent ! Tu sais ce que je fais le mieux. »
Hérin grommelle entre ses dents :
« La filouterie, le chapardage, l’escroquerie…
- C’est pas pour ça que tu m’as épousée. »
Le sourire concupiscent de Drurisse révèle sa pensée. Hérin ne démord pas de son accusation :
« Avec ton talent, tu aurais pu te faire passer pour une experte dans n’importe quel métier ! Y compris en cuisine ! »
Drurisse ne connaît qu’un moyen d’arrêter cette dispute :
« Excuse-moi, chéri. »
Décontenancé, Hérin réajuste sa couverture en cherchant ses mots. La voix claire de Dorina se fait entendre :
« Mais alors mamie, si t’étais pas en cuisine, comment t’as fait pour mettre l’herbe dans les plats du sorcier ? »
Soulagée par cet irruption dans leur dispute, Drurisse répond immédiatement :
« Je savais que le cuisinier mettait de la marjolaine dans tous ses plats. Je l’ai convaincu de me faire visiter la cuisine, j’en ai profité pour placer discrètement l’herbe à sanglier dans le pot de marjolaine. Personne n’a rien vu, c’était aussi simple que ça. C’était pas grave que tous les plats soient contaminés pour tout le monde, puisque l’herbe à sanglier ne faisait effet que sur les sorciers.
- La nuit suivante, on est passés à l’action, reprend Hérin. »


« Comment peux-tu faire confiance à ce type ? chuchota Drurisse. Qu’est-ce qui nous prouve que ce passage vers l’intérieur du château existe, et qu’il y a pas dix gardes qui nous attendent à la sortie ?
- J’ai commencé par causer politique avec le gars, répondit Hérin. C’est un supporter inconditionnel de Célions.
- Il le trahirait pas pour de l’argent ?
- Si, mais Célions paiera toujours plus. »
Les trois héros étaient en train de patauger dans la boue infâme des égouts. Drurisse glissa. Elle posa sa main sur la paroi pour se retenir. Il lui fut difficile de retenir un cri de dégoût. C’était gluant et puant.
« De mon côté, reprit Malvien d’une voix basse, je me suis assuré l’amitié de la plupart des gardes du palais. La moitié d’entre eux a une dette envers moi.
- Tu as dépensé quelle part de notre trésor ?
- Il y a d’autres moyens que l’argent de rendre quelqu’un redevable ! J’ai rabiboché des couples, réparé un toit, placé des enf... »
D’un geste, Drurisse venait d’interrompre son compagnon. Au-dessus d’eux, le pas cadencé d’un homme se faisait entendre. Les aventuriers étaient probablement non loin de l’entrée du palais, il leur fallait avant tout éviter d’être repérés. L’avancée continua en silence, seul le bruit crépitant des torches leur tenait compagnie.

Somard le savant était en train d’écrire une missive quand un bruit étrange lui fit perdre sa concentration. Comme si son cœur avait compris bien avant sa tête de quoi il s’agissait, il se mit à battre plus rapidement. À son âge avancé, le gouverneur ne croyait plus craindre la mort, mais son corps lui hurlait pourtant de se préparer à réagir.
« Nalith ? C’est toi ? »
Somard savait bien, au fond de lui, que le bruit n’était pas dû à sa conseillère venant lui apporter du thé. Celle-ci n’aurait pas hésité à faire claquer ses souliers sur le sol. De rares pas et cliquetis lui confirmaient qu’il n’avait pas rêvé. Somard songea à appeler ses gardes, sans rien en faire. Cet acte aurait révélé sa position aux intrus. S’ils avaient de mauvaises intentions, ils auraient tout le loisir de l’occire avant l’arrivée du premier soldat. Le gouverneur avait étudié la magie autrefois, cet art pourrait bien lui sauver la vie. Caché dans son bureau, Somard avait le temps de préparer son sort. Il sortit ensuite dans le couloir pour le lancer sur les intrus. Voilà qui devait leur ôter toute tentation de lui nuire. Somard leur réserva son plus beau sourire.
« C’est Célions qui vous envoie, n’est-ce pas ?
- Non, répondit la femme. C’est le peuple qui crie contre vous. Vous l’étouffez avec vos taxes ! »
Somard était surpris de savoir le peuple contre lui. Il n’eût pas le temps de répondre. Il entendit du bruit derrière lui et comprit qu’ils n’étaient pas que deux. Il se retourna. Il eut juste le temps de voir le plat de l’épée qui s’abattait sur son crâne.


« J’aurais jamais imaginé que ce serait aussi simple que ça. Juste un coup sur la tête et il était dans les vapes ! Y’avait plus qu’à repartir comme on était venus en le traînant avec nous.
- Heureusement qu’il n’avait plus ses pouvoirs ! Il a commencé par nous lancer un sort, comme notre plan avait fonctionné, ça n’a pas marché. À le voir faible et vieux comme il était, avec son sort qui n’était pas parti, il me faisait pitié. Je crois que j’aurais jamais pu l’attaquer. »
Hérin lance un rire sonore.
« Moi non plus j’aurais pas pu lui faire de mal. C’est pour ça que c’est Malvien le héros. »
Le grand-père étend ses jambes devant lui, devant le feu. Si Malvien est devenu une légende quand ses compagnons sont tombés dans l’oubli, c’est surtout grâce à son charisme. Il a toujours su se vanter de ses exploits.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
- Oh, tu connais déjà l’histoire Malvic ! On a livré Somard à Célions. Les gens racontent qu’on l’a fait quand il était déjà régent depuis des mois, mais ça c’est pas vrai. On l’a livré tout de suite, c’est Célions qui l’a planqué pendant tout ce temps ! Nous, on est partis du pays après le jugement de Somard, on n’avait plus grand-chose à y faire. D’ailleurs, les gens nous avaient pas tant que ça à la bonne, ils en avaient pas grand-chose à faire, de qui les avait débarrassés de Somard. C’est des années plus tard seulement que Malvien a été reconnu pour le héros qu’il était ! »
Les deux complices gardent le silence sur les véritables raisons qui les ont poussés à quitter le pays. Élu nouveau gouverneur, Célions l’avait mis sous sa coupe. Les impôts étaient encore plus élevés que du temps de Somard, mais au lieu de servir à nourrir les pauvres, ils payaient les soldats, de plus en plus nombreux, occupés à museler tous les opposants de Célions. Le peuple regrettait Somard. Il avait fallu des années pour que Célions parvienne à imposer sa version des événements, dans laquelle Somard était un sorcier maléfique. Depuis, Malvien était considéré comme un héros. Ses complices avaient été oubliés.
« Et Malvien, qu’est-ce qu’il est devenu ?
- Ah ça, Malvic, c’est une autre histoire. »
Hérin regarde pensivement Dorina dodeliner de la tête tandis qu’il replonge dans ses souvenirs. Le silence s’installe, interrompu uniquement par le feu de la cheminée et par le bruit du vent, dehors.


Leurs pérégrinations les avaient fait revenir au pays, à Merveille-le-Château, où l’on parlait encore de la chute de Torrag le crapuleux. Devenus célèbres pour tous leurs exploits, les aventuriers étaient sollicités à chacun de leurs pas pour rendre la justice. Un homme auquel il manquait un bras attira l’attention de Malvien.
« Tu veux l’aumône mon gars ? lui demanda l’aventurier.
- Non, si je t’approche, c’est pour la justice.
- Laisse-moi deviner. Tu veux que je venge ton bras ? »
L’homme fit une dénégation.
« Ça non. C’est un accident de quand j’étais môme. »
Hérin était intrigué et s’en mêla :
« Je te paie un coup, raconte-nous ton histoire ! »
Il les mena tous vers une taverne qu’il connaissait bien, autrefois. Le tenancier avait changé et la bière était devenue fade. Elle sembla néanmoins satisfaire leur invité.
« Que t’a-t-on fait pour que tu nous demande justice ?
- À moi, rien. Enfin juste une légère escroquerie. C’est pas pour moi que je viens, c’est pour la justice. Une fausse voyante. Ça fait des années qu’elle exerce. Elle prétend lire les runes, mais elle ne peut pas, elle est aveugle ! »
Hérin vit Malvien pincer les lèvres. Ne s’était-il pas fait prédire son avenir par une aveugle ?
« Ne rien voir n’empêche pas d’avoir accès aux prophéties, rétorqua-t-il. Il nous en faut plus que ça pour la penser coupable.
- C’est vrai. Y’a mon cousin, à qui elle a prédit qu’il aurait quatorze petits-enfants, qu’est mort tombé d’un arbre. On lui avait dit de faire attention, mais il a rien voulu savoir, il était encore puceau. Ma voisine est veuve, son mari était censé devenir un héros légendaire. Il tout laissé en plan pour partir à la guerre. Il est mort de la dysenterie avant son premier combat. Je suis allé consulter cette voyante, je voulais vérifier, elle m’a dit que j’allais gagner à un concours de tir à l’arc ! »
Le manchot n’alla pas plus loin. Malvien venait de fracasser sa chope contre la table. L’aventurier sortit sans un mot. Hérin fit un baiser à Drurisse et emboîta le pas de son ami. Ils marchèrent longtemps, quittèrent la ville et s’assirent au bord d’un ruisseau. Là, le regard dans les eaux courantes,  Hérin rompit le silence :
« C’était peut-être pas la même voyante…
- Bien sûr que si ! Tu crois qu’il y en a plusieurs, des aveugles qui prétendent lire les runes ? »
Malvien soupira. Ils regardèrent un long moment les vols acrobatiques des libellules, puis Hérin reprit :
« Quelle importance maintenant ? Sa prophétie s’est réalisée. Tu es un héros. »
Malvien darda sur son ami un regard qu’il ne lui avait jamais vu. Il exprimait le doute et la peur.
« Non, Hérin. C’était un mensonge. Je suis Malvien le maladroit. J’ai pas l’étoffe d’un héros. Maintenant que je sais que c’est une fausse voyante, je sais aussi que je peux mourir, et j’ai grave la trouille. Je suis pas un héros, je l’ai jamais été, c’était un mensonge. »
Malvien se leva.
« Je suis parti bien trop longtemps. Mes parents ont sûrement besoin de moi. Je vais rentrer à la maison, reprendre une vie normale, celle qui m’était destinée. »
Il s’éloigna en direction de Puy-la-Forêt. Hérin resta longuement assis, abasourdi, avant de se décider à revenir auprès de Drurisse pour tout lui expliquer.


Un rire discret le sort de ses pensées.
« Tu ronflais, grand-père !
- Peuh ! »
Plusieurs minutes se sont écoulées, car Dorina est désormais allongée. La tête dans ses bras croisés sur le sol, elle dort.
« On est revenus dans le coin, Malvic. C’est notre pays natal. Et Malvien l’aventurier, il a considéré qu’il avait accompli sa tâche. Alors on s’est séparés, il est retourné dans la ferme de ses parents pour s’occuper d’eux. »
Malvic hoche la tête, satisfait de cette conclusion. Hérin ne regrette pas son mensonge. Malvien était un inconscient inexpérimenté qui se prenait pour un héros. En suivant une fausse prédiction, il avait fini par la réaliser. Était-il nécessaire de ternir la légende ?

Le feu flambe moins fort, la salle est devenue sombre. Accrochées au-dessus de la cheminée, deux épées croisées ornent la pièce, témoignage du passé aventureux des propriétaires des lieux.

Yoda

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