mercredi 21 juillet 2021

À la recherche du temps perdu - Enez Eusa

Si tu n'as pas lu les chapitres précédents et que tu veux comprendre de quoi il retourne, consulte la page du projet.

Ce chapitre de l'histoire a été joué d'une façon un peu particulière, puisqu'au lieu de correspondre à des séances en groupe autour d'une table, il est issu d'un échange de mails entre un joueur et les meneurs. Nous avions décidé que le prochain scénario se déroulerait en 1223, alors que le précédent était en 1220. Pendant ces trois années, les personnages des joueurs allaient continuer à vivre, les joueurs pouvaient donc décider de ce qu'ils feraient, et voir avec les meneurs les conséquences éventuelles.  

 

Alann se réveille en sursaut. Nikolaz dort paisiblement près de lui. Fébrile, il attrape ses chausses et sort dans le couloir. Il salue d’un signe de tête Gwendal qui y monte la garde, puis se rend dans la salle commune. Installé près du feu, il se remémore son rêve. 

La grange… c’est la deuxième fois qu’il rêve de cette grange. La première fois, il y avait un enfant qui le regardait. Fille ou garçon ? Impossible de le savoir, il s’était tourné et avait annoncé qu’il allait mieux. Cette fois, l’enfant n’y était plus, mais des voix étaient perceptibles derrière la porte. Une forte douleur à la tête empêchait Alann de se lever. Il pouvait observer la grange, minuscule, son toit aux planches cassées, puis, à côté de lui, la biquette. Elle le regardait attentivement en mâchouillant ses chausses. Il avait arraché le repas de la bouche de la chèvre. La porte de la grange s’était ouverte. L’effort ou la lumière avait fait exploser la douleur. Avant de s’évanouir, Alann avait entendu des pas précipités et des mains l'avaient attrapé à temps pour l’empêcher de choir.
 
Pensif, Alann observe ses chausses. Dans son rêve, c’est le côté gauche que la chèvre attaquait. À l’endroit correspondant à son rêve, des trous sont visibles. Alann pose son front dans la paume de sa main. Ces traces pourraient aussi bien être provoquées par une marche dans les ajoncs, au cours de sa disparition il y a un mois. Il va attendre que le jour se lève, pour pouvoir mieux les voir.
 

“J’aurais un immense service à te demander.”
Alann triture nerveusement son chapeau. Tudwal referme l’enclos des moutons, s’essuie les mains sur ses chausses.
“Il paraît que tu parles le normand.
- J’ai passé quelques années à Paris, donc je me débrouille bien en français. J’ai eu des camarades normands, leur façon de parler ressemble beaucoup au français, donc oui, ça va, je connais le normand. Pourquoi ?
- Je voudrais retourner à mon village natal, qui est en Normandie. Je voudrais en savoir plus sur ma mère, parce que… c’est en rapport avec ma disparition.”
Tudwal fait signe au pêcheur de venir avec lui et se dirige vers la salle commune.
“J’ai entendu parler de ta disparition. Mais je ne vois pas bien le rapport, peux-tu m’en dire plus ?
- Oui, bien sûr. J’avais tout oublié, et puis, des souvenirs me sont revenus. Et j’ai entendu une chanson, quand j’étais parti. C’était dans une autre langue, mais je l’avais déjà entendue, étant petit, ma mère me la chantait. Alors je me dis que ça m’aiderait à comprendre ce qu’il s’est passé.
- D’accord, mais je ne comprends pas en quoi je pourrais t’aider.
- Ben, c’est que j’aurais besoin de quelqu’un avec moi pour parler aux gens, parce qu’ils ne parlent pas breton, et j’ai oublié le normand.”
Tudwal s’arrête devant la tour.
“C’est d’accord. Quand veux-tu partir ?
- C’est pas tout. Sur place, je ne veux pas qu’on sache qui je suis. Je me ferai passer pour le fils d’une ancienne amie de ma mère. Du coup, il faudra mentir.”
Tudwal pousse résolument la porte de la tour et laisse Alann le précéder dans la salle commune. Tout en s’installant près du feu, il réfléchit à sa réponse.
“Je ne connais pas tout ton problème, mais je ne comprends pas l’intérêt que tu as à cacher ton identité. Qui refuserait d’aider un enfant parti depuis si longtemps qu’il en a oublié sa langue natale, et qui veut en savoir plus sur sa défunte mère ?”
Tudwal regarde Alann dans les yeux.  
“En ce qui me concerne, je veux bien t’aider et t’accompagner là-bas, mais je ne mentirai pas.”
Alann détourne le regard pour le plonger dans le feu. Tudwal laisse le silence s’installer. Lentement, le temps s’écoule, rythmé par les crépitements dans la cheminée. Silencieusement, le pasteur récite le Notre Père. Un mouvement d’Alann le tire de sa prière.
“Tu as raison, je ne cacherai pas mon identité. Nikolaz viendra avec nous.”
 
 

 
Alann a une furieuse envie de boire un verre. Mais ce n’est pas le moment, il doit garder un oeil sur Nikolaz qui joue innocemment avec des enfants du village. Pourtant, le réconfort d’une bière lui aurait été précieux.
“Tu sais, Tudwal, ce qu’il a dit, c’est pas vrai.”
Le prêtre jette un coup d’œil vers le paysan qui vient de leur parler et qui s’éloigne d’eux d’un pas pressé.
“Ils ont l’air de le croire pourtant. Lui, et puis les autres aussi, ils avaient l’air comme soulagés d’apprendre la mort de ton père. Ils sont peut-être dans l’erreur, mais pas dans le mensonge.
- Je le sais. Je ne peux pas les aimer pour autant, mais je le sais, qu’ils sont assez bêtes pour prendre mon père pour un meurtrier.”
Nikolaz se met à hurler de douleur. Il vient de tomber. Alann se lève précipitamment et court vers son fils. Cette dame, cette dame brune, c’était elle, et non sa mère, qui chantait six canetons. Elle ne parlait pas leur langue et elle avait l’air tellement triste. Comment avait-il pu l’oublier, la confondre avec sa mère ? Nikolaz a les genoux égratignés. Rien de grave, mais le petit garçon ne parvient pas à retenir ses sanglots.
“Nikolaz, tu es fatigué, rentrons à l’auberge.”
 
Son fils dormant paisiblement, Alann prend une troisième bière.
“Tu ne devrais pas boire autant.”
La sollicitude de Tudwal est de trop.
“Il me faut bien ça, pour supporter leur bêtise le temps de découvrir la vérité. J’avais oublié cette femme.
- La deuxième de ton père ?
- Nooon ! C’était pas ça du tout ! D’abord, c’est moi qui l’ai trouvé, cette femme. J’étais sorti parce que je cherchais ma mère, et puis je suis tombée sur elle, elle avait l’air complètement perdue, et elle parlait pas notre langue. Mon père, il la connaissait pas plus que moi, j’en suis sûr, si il l’a pris chez nous c’était juste parce qu’elle avait rien et qu’elle était seule et qu’elle avait besoin d’aide.”
Alann s’interrompt un moment et dévisage Tudwal. Le prêtre a l’air perplexe.
“Bon, il vaut mieux que je t’explique depuis le début. Ma famille, on est victimes d’une malédiction. Quand nous avons un fils de cinq ans, notre femme disparaît. C’est arrivé à mon père, mon grand-père, et puis ses ancêtres, et ça m’est arrivé à moi. Mon père m’avait mis en garde, mais je n’ai pas voulu le croire. Et quand Nikolaz a eu cinq ans, j’avais oublié cette malédiction, je suis rentré un soir, et Gaëlle n’était plus là."

Il s'interrompt un moment, boit une gorgée avant de reprendre.

"Depuis que je suis arrivé à l’alliance, j’ai repris espoir de la revoir un jour, que l’on sache où elle est partie. Alors j’essaie de comprendre. J’ai disparu pendant trois jours, et je suis sûr que c’est en lien avec ça. Et la femme là-bas, elle chantait cette chanson. Je croyais que c’était ma mère qui me la chantait, mais c’était pas ça.”
Alann termine sa chope et s’essuie la bouche avec son bras.
“Tu te souviens de la disparition de ta mère ?
- Non. Je me souviens seulement de… après. Et ça, je l’avais oublié, c’est cet homme, cet après-midi, qui me l’a rappelé. Ma mère a disparu à cause de la malédiction, j’en suis sûr. Et après sa disparition, ça devait pas être longtemps après, j’étais seul à la maison parce que papa travaillait, j’avais décidé de la retrouver. Alors je suis parti et j’ai fait des cercles autour de chez nous. C’est là que je suis tombé sur cette femme. Elle était brune, et elle avait l’air très triste. Je lui ai demandé qui elle était, mais je ne comprenais rien à ses réponses. Alors je l’ai amené à la maison, pour lui donner à manger. Elle était gentille avec moi, elle me chantait cette berceuse dont je te parlais. Je crois que c’est elle, Mameta, celle qui chantait la berceuse au bébé quand j’étais disparu. Oui parce que ça aussi je t’ai pas tout raconté. J’ai fini par me souvenir de tout ce qui s’était passé. J’étais dans une ferme, une ferme très loin, dans la montagne. C’était pas comme la montagne qu’on connaît, les monts d’Arrée. C’était… vertigineux. Je sais pas comment te décrire. Faut le voir pour le croire. Il y avait deux femmes et un bébé dans cette ferme. Je crois que la plus vieille, Mameta, était la mère de l’autre, Aliena. Et c’est Mameta qui chantait la berceuse, la même que celle que je croyais que chantait ma mère, mais en fait c’était cette femme qui la chantait, maintenant, je me souviens, elle était malade, celle femme.
- Tu penses qu’il y a un lien entre cette femme, l’endroit où tu as disparu, et la malédiction de ta famille.”
Alann opine. Il comprend vite, ce prêtre. Il est vrai, se remémore Alann, que Tudwal n’a pas repris de bière.
“Tu te souviens de ce qui est arrivé à cette femme ?
- Elle est partie. Elle allait mieux. On lui avait donné du pain à emmener, et quelques vêtements de ma mère. Mon père l’a pas tué. Nous aussi on est partis de Barbefluet, pas longtemps après. Je comprends pourquoi maintenant, ils prenaient mon père pour un meurtrier. Moi aussi, ils ont cru que j’avais tué Gaëlle.”
Alann regarde pensivement son verre. Il ne sait pas pourquoi il lâche :
“Le pire avec tout ça, c’est que le seul souvenir que je croyais avoir de ma mère, il me venait d’une étrangère.”

 
“Excusez-moi de vous déranger, c’est pour mon ami Alann qui est là, il a grandi à Barbefluet mais l’a quitté il y a bien longtemps.”
 
Tudwal s’entretient quelques instants avec cet homme. Leurs questions leur ont permis de savoir que Mameta se rendait à la messe, mais qu’elle n’avait pu trouver personne parlant sa langue. D’ailleurs, personne ne connaissait son nom. Cette fois, l’homme n’est guère plus âgé qu’Alann, il a peu de chance de se souvenir. Tudwal termine néanmoins par la question rituelle :
“Est-ce que les noms de Mameta ou Aliena vous disent quelque chose ?”
L’homme plisse le front.
“Aliena… Oui, ça fait quelques années.”
Quelques secondes s’écoulent.
“C’était un soir. Quelqu’un a frappé à ma porte. Quand j’ai ouvert, y’avait une femme, une étrangère. Elle avait l’air malade. Je me suis dis qu’elle devait avoir réchappé à un naufrage, mais ses vêtements étaient secs, alors c’était bizarre. Je comprenais pas ce qu’elle disait, elle parlait pas notre langue, mais j’ai compris qu’elle s’appelait Aliena. La pauvre était malade, et enceinte. Je lui ai donné de quoi manger, et je l’ai installée dans la grange pour dormir. Elle est partie le lendemain matin.”
Tudwal sent son ami s’exciter tandis qu’il lui traduit ce qu’il vient d’entendre.
“Demande-lui quand c’était ! Quelle année, à quelle saison ? Et est-ce qu’il l’a vue partir ?”
Tudwal retransmet plus posément les questions d’Alann. L’homme prend son temps de réflexion, il n’est pas sûr de lui. Alann l’interrompt.
“C’était il y a trois ans ? Dix jours après Pâques ?”
Patiemment, Tudwal traduit, puis se tourne vers Alann.
“Il n’a pas la date précise, mais c’était après Pâques et il pense bien que ça fait trois ans. Elle est partie vers le village voisin, mais il pense qu’elle a dû trouver des compagnons de route avant, parce que personne de ce village ne l’a vue.
- Est-ce qu’elle a oublié quelque chose de personnel ? Un bijou, un vêtement, n’importe quoi !”
 
Tudwal n’a pas besoin que son compagnon lui explique. L’arrivée d’Aliena au village coïncide avec le moment de la disparition de Gaëlle. Tout ceci confirme les liens entre ces femmes et la malédiction portée par sa famille. Il pose la question à l’homme.
“Non, elle n’avait rien sur elle, ce qui était bizarre pour une voyageuse, elle n’était pas habillée très chaudement non plus. J’ai dû lui prêter une couverture pour la nuit. Je me suis même demandé si j’étais pas devenu fou. Je veux dire… elle est arrivée de nulle part un soir, et le lendemain c’est comme si elle s’était volatilisée sur la route vers l’autre village. Je me demandais si en fait j’avais pas fait un rêve bizarre, après tout, je suis le seul à l’avoir vue. C’est bien la femme que vous cherchiez ?
- Oui, je le pense.
- Et pourquoi vous voulez en savoir autant ?”
Tudwal réfléchit. Cette homme est curieux, l’apparition a été effectivement étrange, mais il ne peut pas tout raconter sous peine de ne pas être cru. D’un autre côté, il peut semer quelques graines de vérité sur le passé qui pèse tant sur les épaules d’Alann.
“Mon ami ici présent cherche la trace de cette femme, car pour des raisons trop compliquées pour vous l’expliquer, il pense qu’elle est liée à la disparition de sa mère puis de la femme que son père avait recueillie. Il est certain que son père n’a pas tué sa mère, et cette femme détient sûrement la preuve qu’il lui manque. Ne vous inquiétez pas, cette femme était bien réelle. Vous n’êtes pas fou, et mon ami non plus.”
 
Une fois éloignés de cette dernière maison, Alann prend la parole :
“ Je crois qu’on en sait assez. Je te propose de rentrer à l’alliance. La suite, je la verrai avec les mages.”
 
 

Menez Are s'éveille (Breizh) - Finistère by Mathieu Brient


Alann sort déçu de la réunion avec les mages. Il était excité par ce qu'il avait appris, il se savait se rapprochant de la vérité. Mais, finalement tout ça n’avait servi à rien. Les mages ne lui avaient proposé qu'une requête vers des "tribunaux" dont il ne comprend pas la signification. Ils semblaient plus intéressés à trouver des théories compliquées expliquant qu’il n'était peut-être même pas parti de Bretagne. Aucun d’entre eux n’a été capable de lui proposer quelque chose d’utile et de concret. Transformo n’avait rien trouvé à faire, Gregor n’était même pas parvenu à comprendre les explications d’Alann, Wido n’avait pas proféré un mot compréhensible, mais à son attitude, il ne faisait qu’approuver ce que les autres disaient. Même Maël, son ami Maël, n’avait pu que proposer une solution pour la prochaine disparition d’Alann. Et si Alann ne disparaissait plus ? Doit-il renoncer à chercher Gaëlle ?
Il se promet une chose. Il va laisser aux mages jusqu’au printemps pour trouver une solution. Si rien ne se passe, il partira dans le sud, vers les montagnes, à la recherche de ces femmes. Il devra aller voir Esteban à Brest, peut-être que le soldat voudra bien l’aider ?
 

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