mardi 27 septembre 2016

Les experts à Brest - Enez Eusa






Si tu n'as pas lu les chapitres précédents et que tu veux comprendre de quoi il retourne, consulte la page du projet.

Ce scénario a très mal commencé. En effet, l'un des joueurs a eu la surprise désagréable de constater que dans ce jeu, les combats sont très dangereux pour les personnages des joueurs. Ce n'est pas si fréquent dans les jeux de rôle, en général, ça se passe plutôt comme au cinéma

L'enquête qui a suivi  te montrera que, décidément, sur ce scénario, nous formions une belle équipe de boulets. Pour information, le meneur de jeu pensait à la base que ce serait l'affaire de deux séances au maximum. Entre les diverses idées mauvaises et les quêtes annexes, on a pris largement plus de temps.

Le vent pousse les nuages et le soleil paraît à nouveau. Sur le sentier qui serpente entre de la lande et des champs, l’atmosphère se réchauffe. La chaleur incommode Gatien. S’il n’était pas sur le point de traverser un bois, il aurait une fois encore retiré sa veste. Il calcule qu’ils devraient arriver à Brest pour sexte, ce qui leur laissera du temps dans la journée pour commencer leurs recherches.


Gatien aperçoit un mouvement dans l’obscurité devant lui, il constate rapidement que trois hommes barrent le passage. Il pose sa main sur le bras de Tudwal pour l’arrêter, celui-ci semble perdu dans ses prières. Le prêtre s’arrête, cligne des yeux, sans montrer la moindre  peur. Gatien se demande s’il a vu les deux archers, plus loin, qui sont en train d’encocher ostensiblement leurs flèches.
« Messieurs ! Il semble que vous êtes attaqués par des brigands. Cherchez pas, on est plus nombreux. Mais si vous nous donnez gentiment tout ce que vous avez, on vous laisse la vie sauve. »
Gatien se tourne à demi et constate que derrière leur groupe, d’autres bandits leur coupent toute possibilité de fuite. Il s’agit de deux hommes qu’ils ont croisé un peu plus tôt. Christian a la main posée sur le pommeau de son épée, dans l’attente d’une action. En face, les archers sont prêts à tirer au moindre signe suspect. Une seule idée accapare l’esprit de Transformo : ils ne pourront pas accomplir leur mission s’ils se font dépouiller de tous leurs biens de valeur. Il n’est pas question de rentrer bredouilles à Reditum. Des mots magiques s’échappent déjà de ses lèvres tandis qu’il bouge ses mains selon un protocole précis. Le pouvoir fuse, se concrétise dans le bruit d’une épée tombant à terre. Celui qui a parlé, sans doute le chef, n’a plus que des manches qui pendent là où se trouvaient ses bras. Gatien n’a pas le temps de triompher. Deux flèches se plantent dans son torse et tout devient noir.

Quand il reprend conscience, Transformo ignore combien de temps s’est écoulé. Le soleil est encore haut, les arbres les entourent. Tudwal, penché sur lui, parle à une personne hors de son champ de vision.
« J’y connais rien en médecine. Vaut mieux retirer les flèches ou les laisser en place ?
- Je toucherais pas à celle près du cœur, mais l’autre a pas l’air bien enfoncée. »
C’est la voix de Gregor. Gatien ferme les yeux, il sent quelque chose s’arracher de sa poitrine et tout devient à nouveau noir.

Des mains le soulèvent. Quelqu’un le saisit délicatement pour le porter, puis il se sent à nouveau posé, mais pas au sol. Il ouvre les yeux, bouge faiblement la tête pour comprendre la scène, la douleur explose. Gatien n’arrive pas à retenir un gémissement. Le visage de Gregor arrive dans son champ de vision pour lui dire d’un ton amical :
« Ils se sont enfuis grâce à toi. Mais là, t’es trop sérieusement blessé pour mes capacités. On a le choix entre t’emmener voir un barbier à Brest ou aller à Exspectatio. C’est plus loin mais tu t’en sortiras plus vite. »
Gatien ferme les yeux. Il ne se sent pas en état de prendre une décision.

Le trajet a été une douleur sans fin, accentuée par chaque mouvement brusque de ses porteurs. C’est avec soulagement que Gatien voit enfin arriver la fin de la journée et leur installation dans une grange. À la lumière des bougies, le visage de Tudwal parait très préoccupé.
« Je reste à veiller près de vous. »
Gatien entend régulièrement un son étrange, comme des bulles éclatant à la surface d’un liquide visqueux. Il réalise avec horreur qu’il s’agit du bruit de sa respiration. Au moins, il garde un prêtre à ses côtés, paré à lui administrer l'extrême-onction.
« Je vais faire un sort. Si ce n’est pas assez puissant pour le soigner, au moins ça atténuera la douleur. »
Brave Gregor. Est-ce qu’il n’ose pas ajouter que cela pourrait peut-être lui permettre de survivre à la nuit ?
La magie porte ses fruits. Gatien respire mieux, la douleur est plus faible et il s’endort d’un sommeil reposant.

Au petit matin, le chant du coq lui annonce sa survie. Près de lui, ses compagnons s’affairent. Gatien éprouve une pointe de déception en voyant le visage encore bouffi de sommeil de Tudwal. Il comptait pourtant sur le prêtre pour le veiller ! Reposé, Gatien se sent un peu mieux, mais cela ne dure pas. Personne n’est capable de retrouver le chemin d’Exspectatio, et il ressent une bouffée d’angoisse à l’idée de rester encore plusieurs nuits dans cet état. Il aurait mieux fait de réclamer le chirurgien brestois.


Dans la grande salle de l’alliance, tout le monde est présent, sauf Kennan et Ethen. Gatien ne s’en sent que plus mal, son maître est le plus talentueux pour les soins. Les anciens d’Exspectatio s'enquièrent de ce qu’il s’est passé. Ils ne veulent pas seulement savoir pourquoi Gatien est blessé, leur installation à Reditum tout comme l’identité de leur représentant revêtent pour eux un grand intérêt. Gatien laisse la parole à Gregor, il n’a pas le courage de gaspiller son souffle dans une conversation. Il espérait un soulagement rapide, mais le temps s’éternise en palabres. Enfin, il est mené dans un laboratoire, celui dans lequel il a tant appris. La voix de son maître retentit :
« Posez-le là ! »
Transformo est laissé sur un lit, tout le monde sort. Il reste seul avec Ethen. Le visage dur, son maître lui arrache ses vêtements, puis la flèche, avant de lui demander brutalement :
« Tu n’as donc rien appris ? »
Gatien se retient de hurler à cause de la douleur, tandis qu’Ethen continue à le sermonner.
« Ça ne fait même pas une semaine que vous êtes partis ! Et vous avez déjà besoin qu’on vous aide. Tu me déçois beaucoup ! »
Ethen examine la blessure. Ses doigts agissent avec une précision chirurgicale. Les gestes du maître visent uniquement l’efficacité, sans la moindre tendresse ni tentative de diminuer la douleur. Gatien se sent partir dans le noir. Il entend son soigneur se demander à voix haute s’il ne va pas être obligé d’utiliser un pion de vis. Il lutte pour rester conscient et enfin, des paroles magiques résonnent à ses oreilles, celles d’un sort bien trop complexe pour lui, surtout dans l’état où il est. Il sent ses chairs se cicatriser, la douleur revient en même temps que la conscience.

Gatien est en état de marcher, il ne sera un fardeau pour personne pour ce trajet. Il peut même respirer à fond sans la moindre douleur. Il se demande tout de même s’il n’aurait pas mieux valu pour lui rester longuement aux soins d’un barbier que se ridiculiser ainsi. Peu importe, le mal a été fait avant ce choix, quand il a décidé de se défendre alors que deux archers étaient prêts à tirer. S’il n’est pas possible de refaire le passé, il a tiré une leçon de son acte de témérité stupide. Il se tourne vers la dirigeante d’Exspectatio :
« Merci Kybella.
- Bonne route. Ah, et quand vous aurez les moyens de faire un échange, nous avons des ouvrages de soin ici. »
La moquerie est méritée. Cependant, la proposition ne sera pas oubliée, un tel livre intéresse Gatien au plus haut point, et il ne doute pas que Gregor comme Aelia y verraient un intérêt.



Brest n’est qu’une petite bourgade accolée à un fort militaire, et des personnes aussi remarquables que des mages ne peuvent y passer inaperçues. C’est pourtant bien ce qui est arrivé, songe Alann en passant dans la même rue pour la cinquième fois. Armand les a quittés au Conquet, et avec Maël, ils n’ont que des moyens humains pour retrouver le reste de l’équipe. À entendre les habitants interrogés, personne n’a vu passer quiconque correspondant à la description de Gatien, Gregor, Tudwal, Gaëlle et Christian.
« Dis… euh… j’ai une idée… »
Alann tend l’oreille, tout disposé à écouter la moindre suggestion de son comparse.
« Si on allait les chercher dans les tavernes ? »
Alann sourit. S’il a peu de chances de dénicher ses compagnons dans ce genre d’endroit, au moins, il y trouvera de quoi passer le temps.



« Ils sont sûrement dans une taverne du port. »
Telle est l’hypothèse que Gregor a lancée dès leur arrivée à Brest, concernant la localisation d’Alann et Maël Kerfellec. Mais aucun débit de boisson sur le port ne contient leurs visages familiers. Gregor doit bien admettre qu’il s’est trompé.
« Il faut se renseigner. »
L’idée de Tudwal tombe sous le sens, mais obtenir des informations est difficile quand on ressemble à un mage, qu’on est une femme portant épée ou un taciturne comme Christian. Le prêtre, lui, n’a pas de difficulté particulière. Il va auprès de quelques marins, parle un peu avec eux, puis retourne vers ses compagnons.
« Ils sont bien à Brest, ils ont passé la journée à travailler sur le port. Personne ne sait où ils sont ce soir, mais j’ai la liste des endroits qu’ils fréquentent. Et ils ne sont pas encore couchés. »
Gregor doit bien reconnaître l’efficacité du prêtre. Celui-ci les mène de lieu de beuverie en endroit de débauche, sans montrer le moindre signe de malaise alors qu’il contourne les ivrognes puant le vomi. Rapidement, Tudwal leur apprend qu’ils sont sur la piste d’un groupe de soldats, auquel se sont joints les deux acolytes. Il lui suffit de quelques mots à la bonne personne, et il repart plus loin, ou interroge un autre qui en sait plus. Gregor est fasciné : ce curé lui a l’air bien familier avec ce type d’ambiance, ce qui ne cadre guère avec sa conception des religieux. Le trajet est tout de même un peu long, les soldats ont fait de nombreux détours avant de terminer leur périple.

La nuit est bien avancée quand ils retrouvent Alann et Maël Kerfellec. Dans le bouge où ils ont atterri, Maël s’endort. La bouche ouverte, des gouttes de salive choient régulièrement sur la table. Elles fascinent Alann qui ne perd pas une miette du spectacle, le sourire aux lèvres, une chope pleine devant lui. Le tavernier dévisage les nouveaux venus.
« On vient chercher nos amis.
- Lesquels ? »
Gregor désigne les deux épaves humaines.
« Faites bien de me débarrasser d’eux. Ça fait une heure qu’ils consomment plus. »
Le bruit tire Alann de ses réflexions, et un regard vitreux se pose sur Christian, puis Gregor.
« Ah. Vous voilààà. Ç’fait une s’maine qu’vous attend. Fichiez quoi ? »
Gaëlle secoue son collègue sans ménagement. Maël ouvre les yeux. Il pose précipitamment une main sur sa bouche, puis se penche pour vomir. Dans un réflexe salvateur, Gaëlle a esquivé le jet. Alann rit tout seul en regardant un soldat dormir affalé sur sa chaise. Gregor le secoue.
« Vous avez un endroit où dormir ?
- Ouais. Ch’est l’auberge de… bah chais plus. Y’a un chien jaune sur l’encheigne. »
Les deux mercenaires encore sobres aident les ivrognes à se lever. Juste avant de partir, le tavernier demande :
« Vous pourriez pas prendre aussi ces deux là ? Ils sont venus avec. »
Il désigne l’homme endormi, et un autre, un peu plus éveillé, portant une barbiche noire en pointe. Voyant le groupe partir, ce dernier s’exclame :
« Hasta luego ! »
L’individu cherche à se lever de sa chaise et il tombe de tout son long sur le sol en terre battu. Au lieu de tenter de se redresser, il s’allonge un peu plus confortablement, décidé à dormir sur le parterre crasseux. La situation grotesque d’un alcoolique n’intéresse pas Gregor, et il guide ses compagnons vers la sortie.

La nuit s’est déroulée dans un concert de ronflements. Le bruit a gêné Gregor, qui a eu bien du mal à trouver le sommeil. Transformo et Tudwal ont l’air frais et dispos, comme s’ils étaient allés dormir ailleurs. Gregor écoute ses compagnons deviser tranquillement.
« Comment allons-nous faire pour trouver un intendant et un capitaine ?
- Nous devons aller dans les lieux où il y a du monde, et faire circuler l’information comme quoi nous recherchons des gens pour ces postes. Il faut décider d’un lieu où nous contacter, suggère Tudwal.
- Une taverne ? »
L’idée de Transformo fait réagir Gregor.
« Ouais mais une propre. »
Il ne veut surtout pas celle où ils ont trouvé Alann et Maël Kerfellec au cours de la nuit.
« Et on fait le tour des tavernes pour annoncer qu’on cherche du monde ? reprend Transformo
- Pas seulement les tavernes, mais partout où y a du passage : les boulangers, le marché aux poissons, les lavoirs…
- Ah oui, les lavoirs ! »
Un lieu où les femmes se regroupent, et c’est encore une fois le curé qui a ce genre d’idée. Gregor pense savoir qui va se porter volontaire pour les tavernes, mais il constate un peu éberlué qu’Alann n’est plus avec eux.


La journée a été peu fructueuse. Leurs démarches ne leur ont offert qu’une seule piste. Un marchand du nom de Bertrand s’est présenté à eux et leur a offert de leur présenter une intendante dans les cuisines d’un château. Il leur a donné rendez-vous le lendemain pour la rencontrer, en précisant qu’Hervianne leur demandera probablement un service en échange de son départ. Elle est veuve depuis peu, et elle souhaite changer de travail - Bertrand suppose qu’elle a refusé des avances de son chef. Ce dernier mot a rencontré un écho particulier dans le passé de Tudwal. Le prêtre ignore si une femme peut faire une bonne intendante - Aristote n’enseignait-il pas que la nature d’une femme était d’obéir à l’homme ? - mais il est fort désireux de l’aider. Et quoi qu’il en soit, c’est pour l’instant la seule candidate, et une femme qualifiée ne peut qu’être plus compétente qu’un homme ignorant tout de l’intendance.

Parti de son côté, Alann est revenu avec une bonne nouvelle : il a trouvé un capitaine. Ce soir, ils attendent avec impatience le candidat d’Alann. Mais quand le pêcheur revient avec l’ivrogne qui était tombé de sa chaise la veille, Tudwal entend Gaëlle soupirer derrière lui. Le prêtre tente de ne pas se laisser influencer par ses préjugés. L’homme peut être très compétent quand il est sobre. Tudwal l’écoute se présenter :
« Yé mé nomme Esteban, yé souis oune soldat, oune excellent bretteur. Yé veux biène quitter cette ville et travailler ailleurs.
- Quelles sont vos expériences ? »
Gregor a pris l’initiative des questions, Tudwal en profite pour se concentrer sur l’attitude du candidat et les réactions des servants.
« Yé voyagé, dé ci, dé là, et pouis yé souis arrivé ici, alors yé travaille ici.
- Et vous avez déjà été capitaine ?
- Si... no ! Mais yé commandé.
- Ah oui ? Et combien de personnes, dans quelles circonstances ?
- Lé capitaine m’a demandé dé donner ordre de loui à autres soldats.
- Et vous avez été obéi ?
- Oui.
- Combien de personnes ?
- Oune, dos. »
À côté de Tudwal, Gaëlle retient difficilement un éclat de rire. Christian se tient la tête dans les mains. Seul Maël se comporte comme s’il trouvait Esteban crédible dans le rôle de capitaine. Gregor continue néanmoins à poser des questions, mais sous son air de fanfaron, Esteban n’expose que peu de son passé : il a servi dans des compagnies de mercenaires, et avant cela, il cultivait la terre. Il aurait pris les armes pour défendre son village. Le pauvre termine de s’ôter tout crédit en tentant une manœuvre de séduction grossière sur Gaëlle, qui ne rit plus du tout.

Tudwal refuse de prier pour obtenir des choses aussi triviales que tomber sur une intendante compétente, aussi pendant leur trajet vers le château, il se contente d’un Pater. Mais il souhaite ardemment tomber sur une femme avisée, qu’il pourra sortir de ses turpitudes avec son employeur. La dame qui sort quelques instants pour leur parler, à Alann et lui, est encore jeune et de toute beauté. Elle écoute la requête de Tudwal avec attention. Elle ne semble guère désireuse d’aller à Ouessant, mais accepte néanmoins s’ils sont capables de faire en sorte que la justice soit rendue concernant son mari.

C’est une heure plus tard, à la table de leur taverne, qu’elle décrit entièrement la situation. Elle n’a que peu de temps, étant officiellement en train de faire une course pour son travail.
« Mon mari a été assassiné. Il a été tué chez lui par une lame, et je pense que c’est par son concurrent Loryc, directement ou pas. La garde est venue et a conclu à un cambriolage, mais rien ne manquait dans la maison.
- Pourquoi pensez-vous que c’est par Loryc ? demande Tudwal
- Ils se disputaient souvent quand ils se croisaient dans la rue, des accusations de vol de clientèle. Loryc a déjà fait en sorte que la marchandise soit sabotée, notre commis était bousculé comme par hasard dès sa sortie dans la rue... Ils en venaient souvent aux mains, Loryc et Konnec, mon mari.
- Où est enterré votre mari ? »
La question de Gregor surprend Tudwal autant qu’Hervianne. Quelle importance cela peut-il avoir ? Il a une meilleure question :
« Konnec avait-il d’autres ennemis ?
- Non, c’était le meilleur tailleur de la ville, avec Loryc. On avait un apprenti, Loïg, maintenant il travaille pour Loryc. »
Prise par le temps, Hervianne n’a guère le temps d’en dire plus. Mais contre la promesse d’obtenir l’aide des mages pour que la justice soit rendue, elle sera prête à travailler pour eux.



C’est l’apprenti qui accueille Gregor à son entrée dans la boutique.
« Que puis-je pour vous mon bon monsieur ?
- J’ai besoin d’une tenue complète. On m’a beaucoup recommandé la boutique de Konnec, un peu plus bas, mais j’ai été surpris de la voir fermée. En me renseignant, j’ai appris qu’on pouvait trouver une bonne qualité ici. »
Gregor laisse planer un court silence, pendant que Loïg le précède à l’intérieur, puis reprend en essayant de garder un ton détaché :
« Savez-vous pourquoi l’autre boutique est fermée ?
- Le patron est mort.
- Ah bon ? Mais de quoi ?
- Il a été tué. »
Le mage scrute le visage de l’apprenti, sans détecter le moindre signe de trouble suspect. Il montre une tristesse comme le ferait tout apprenti dont le maître serait mort dans des circonstances tragiques.
« Par qui ?
- L’assassin n’a pas été retrouvé. »
Si Gregor n’est pas fin psychologue, il pense quand même qu’il le sentirait si Loïg lui cachait quelque chose. Le jeune homme lui montre quelques tissus et se fait préciser le type de tenue désirée. Le mage réfléchit rapidement et annonce qu’il aimerait une chemise et un pantalon, ainsi qu’un pourpoint vert. L’éventualité d’une commande plus importante pourrait justifier un suivi de celle-ci, aussi il ajoute :
« À la base, je comptais commander cinq costumes. Comme ce n’est pas le tailleur que j’attendais, on commencera par un, je verrai ensuite…
- Cinq costumes ? Dans ce cas, je devrais avertir le maître…
- Pas tout de suite, pour les cinq ! »
Il n’est plus nécessaire de retenir Loïg car Loryc vient de lui-même voir le nouveau client.
« À la grâce de Dieu, mon bon monsieur. »
Le tailleur est aimable, et Gregor expose la raison officielle de sa venue. Il n’a pas choisi au hasard le chiffre de cinq. Si le travail est bon, il pourrait bénéficier à tous les mages de l’alliance. Loïg prend ses mesures. Pendant ce temps, Loryc s’est éloigné, tout en restant à portée de voix. Gregor préfère garder le silence, il se rend bien compte du malaise que Loïg ne parvient pas à dissimuler tandis qu’il s’affaire autour de lui. L’aura dégagée par la nature profonde de Gregor l’empêchera probablement de gagner la confiance du jeune homme.

Une bonne heure s’est écoulée au moment où Gregor sort de la boutique. Tudwal, qui l’attend dans la rue en compagnie de Gaëlle, s’empresse de lui demander le détail. Le prêtre est formel : il pense que si le tailleur était impliqué dans le meurtre, il ne pourrait pas facilement le cacher tant sa conscience le rongerait. Gregor n’est pas certain de cela, et de toutes façons, c’est l’apprenti qu’il a interrogé, non son maître.

Une bonne nouvelle les attend à leur arrivée à l’auberge. Pendant leur absence, un candidat au poste de capitaine de la turbulla s’est présenté. Gregor écoute Gatien lui expliquer que le candidat, Louis, a présenté une expérience plus que suffisante. Il reviendra le soir même pour rencontrer les autres personnes. Cependant, Louis refuse de donner le nom de son employeur, ce qui suscite la méfiance de Christian comme de Gatien.  Réciproquement, Gatien relate que le candidat est resté très suspicieux les concernant et a posé de nombreuses questions sur leurs activités.



Louis se lève pour prendre congé. Avant qu’il ne franchisse la porte, Alann, en pleine conversation avec Esteban, l’intercepte et commence à lui glisser quelques mots à l’oreille. Gatien en profite pour sortir de l’auberge. Il a repéré préalablement un endroit discret, derrière un tonneau, où il retire ses vêtements. Un peu plus tard, un chien en émerge et va se poster non loin de la porte de la taverne, comme s’il attendait son maître. Quand Louis sort, il ne prête pas la moindre attention au canidé si semblable à tous ceux qui divaguent dans les rues. Malgré sa forme discrète, Transformo fait de son mieux pour rester hors du champ de vision de celui qu’il file.
Louis entre dans une maison de la ville. Le chien, au pied de la porte, regarde autour de lui pour vérifier que personne ne peut le voir, puis devient une chauve-souris qui se colle contre un volet. Sous cette forme, Transformo peut apercevoir l’intérieur. Louis occupe une chambre à louer chez un habitant, il casse la croûte puis s’allonge sur le lit. Le temps passe et il commence à bruiner. Gatien se colle du mieux possible au bois pour ne pas être trempé. Louis reste longtemps allongé, pourtant il avait dit travailler le soir même, et la chauve-souris se demande s’il n’a pas menti un peu plus tôt, dans la taverne. Enfin, le garde se lève, se prépare et retourne dans la rue. Un chiroptère le suit, invisible dans la nuit.



La soirée est déjà bien avancée. Tudwal a l’habitude de la vie en ville, il sait comme les apprentis peuvent rester travailler tard le soir. Il se lève et explique à Gregor :
« Je vais faire un tour dans la rue des tailleurs, avec de la chance je vais trouver Loïg  au moment où il rentre chez lui. Ça pourra me donner une occasion de faire connaissance. »
Gaëlle se lève également.
« Je viens avec vous.
- Ce serait plus simple pour moi en étant seul.
- C’est mon travail d’assurer votre sécurité
- Ça va, j’ai pas besoin de garde du corps, y’a rien à voler sur moi. »
Gregor demande à la servante de rester sur place et Tudwal peut sortir seul. Il n’a que quelques minutes de marche pour arriver devant l’échoppe de Loryc. Comme il s’y attendait, de la lumière sourd de la boutique. Se protégeant du mieux possible du crachin sous un porche, Tudwal attend. Enfin, il voit les silhouettes s’approcher de la porte. Immédiatement, il se poste au milieu de la rue, faisant mine de la descendre. Quand il arrive au niveau de Loïg, il lui lance cordialement :
« Bonsoir !
- Bonsoir ! »
Loïg commence à marcher, et Tudwal reprend :
« J’vois qu’on prend la même direction, on peut marcher ensemble. »
Loïg opine et Tudwal se porte à sa hauteur.
« T’es apprenti, non ? Enfin j’imagine, pour sortir à une heure si tardive.
- Oui.
- Bah, on est nombreux à être passés par là. Et il est bien ton maître ? »
Loïg s’ouvre un peu :
« Oui. Je préférais celui que j’avais avant, mais celui-ci m’apprend beaucoup de choses aussi. »
Tudwal tente de forcer son avantage : ils ne vont pas pouvoir marcher longtemps ensemble.
« T’en avais un autre avant ? Et pourquoi t’en as changé, si c’est pas indiscret ? »
L’apprenti coule un regard méfiant vers le prêtre. Tudwal réalise qu’il a voulu aller trop vite, et qu’il n’obtiendra plus aucune information.
« Bah, c’est tes oignons » ajoute-t-il quand même pour la forme.
Plus aucun mot n’est échangé entre les deux interlocuteurs jusqu’à ce qu’ils se séparent, à la hauteur de l’auberge du chien jaune. Loïg jette un coup d’œil en arrière après avoir fait quelques pas, comme pour vérifier qu’il n’est pas suivi.

Il n’y a pas beaucoup de personnes dans la salle de l’auberge en dehors de Tudwal, Alann et Gregor. Le prêtre estime que les matines sont déjà sonnées, mais il attend le retour de Gatien avant de se coucher. Les deux coudes calés sur le bois de la table, le menton posé sur ses mains réunies, il vient de terminer un long moment de prière silencieuse et s’intéresse à nouveau à ce qui l’entoure. L’inquiétude est perceptible sur tous les visages.
« Qu’en penses-tu ? demande-t-il à Gregor. On devrait peut-être partir à sa recherche ?
- Laissons lui encore un peu de temps. »
Tudwal a conscience que de la magie a été utilisée pour suivre discrètement le garde. Il ignore toutefois si elle garantit la sécurité de Gatien. Totalement étranger à leur art, il n’a d’autre choix que de s’en remettre à la décision de Gregor.



« Toi aussi trouvais c’t’endroit tranquille pour pisser ? »
L’homme qui apostrophe ainsi Gatien empeste la vinasse. Le changeforme vient tout juste de remettre ses vêtements et boucle sa ceinture. Il passe à côté de l’ivrogne pour rejoindre l’auberge.
« Hé ! On trouve de chouettes fringues par terre ! »
Transformo comprend qu’il a été vu, mais cela ne le préoccupe pas. L’individu est dans un tel état d’ivresse que s’il se souvient de quelque chose, ce sera attribué à la boisson.
La salle principale de la taverne est encore occupée par plusieurs de ses compagnons. Ils soupirent de soulagement en le voyant.
« Alors ? »
Malgré leur fatigue à tous, Gatien a conscience qu’il n’échappera pas à un rapport.
« Il a fait ce qu’il a dit. Il est rentré chez lui, puis il est bien parti à son travail. C’est en-dehors de la ville, dans un ancien monastère. Il est en train de monter la garde, exactement comme il a dit. »
Il ignore si c’est la fatigue ou la perplexité qui peint les traits de Tudwal quand il s’exclame :
« Dans un ancien monastère ? Mais qui pourrait vivre dans un ancien monastère ? Et pourquoi il n’y a plus de moine ?
- J’en ai aucune idée. Je n’ai pas pu voir l’employeur de Louis, seulement un de ses collègues. Il était couché.
- Tu l’as vu couché ?
- C’est le collègue qui était couché ? »
Les deux questions absurdes ont fusé simultanément. Gatien attribue le manque de compréhension à la fatigue et reformule plus posément son rapport.
« Louis a échangé quelques mots. Ils ont dit qu’il était couché, je suppose que c’était leur employeur, tout était noir à l’intérieur. Et je suis pas allé vérifier ! »
S’attendaient-ils à ce qu’il prenne ce genre de risque inconsidéré ? Il a failli perdre la vie quelques jours plus tôt face à des brigands minables, et c’est encore lui qu’on venait d’envoyer au casse-pipe. Gatien craint l’humiliation face à son maître presque autant que la mort.
« Bon, ben au moins, on sait qu’il n’a pas menti, conclue Gregor avec optimisme.
- C’est sûr, mais pour le coup, j’aimerais bien savoir qui est son employeur. Faudrait peut-être enquêter…
- Ce n’est pas pour ça qu’on est venus ! »
Tudwal ravale sa curiosité. Gatien est soulagé par la réponse de Gregor, il ne tient pas à retourner là-bas. Plus précisément, là où il ne veut surtout pas retourner, c’est à Exspectatio, blessé. Il estime avoir été bien assez humilié pour toute une vie.



 Une nuit de repos et sa prière du matin lui ont suffi pour se remettre les idées au clair. Tudwal est heureux de trouver Gregor pour lui exposer son idée :
« J’ai repensé à ce que Loïg m’a dit quand j’ai tenté de lui parler hier soir. Il regrette Konnec, c’est indéniable. Ce serait bien mieux de lui dire la vérité. Je vais aller dans la boutique pour vérifier l’avancement de ton costume, et je l’inviterai à nous rejoindre à ce moment. »
Le mage semble avoir des difficultés à se remettre de sa courte nuit. Il approuve néanmoins l’idée de Tudwal :
« D’accord, si tu penses que c’est ce qu’il faut faire.
- Pour sûr ! Et d’ailleurs, pour Louis aussi, faudrait vous décider à lui dire qui vous êtes. »
Fort de sa nouvelle résolution, Tudwal prend le chemin de la boutique de Loryc. L’heure n’est pas si matinale et le travail est déjà commencé depuis longtemps partout dans la ville.

L’apprenti reconnaît l’inconnu de la veille dès qu’il l’accueille et son visage s’assombrit :
« Que me voulez-vous ?
- Je suis mandaté pour vérifier l’avancement des travaux sur le costume que mon employeur a commandé hier soir. »
Loïg n’est pas tranquille quand il mène l’inconnu un peu plus à l’intérieur de la boutique. Après avoir vérifié que Loryc ne pouvait l’entendre, Tudwal s’explique :
« Je suis désolée de t’avoir fait peur hier soir. Mon employeur et moi agissons à la demande d’Hervianne. »
Loïg porte un regard interrogateur sur le prêtre.
« Hervianne, la femme de Konnec, ton ancien maître.
- Je sais qui elle est.
- Elle pense que c’est Loryc qui l’a tué. Est-ce qu’on pourrait discuter de ça ce soir, après ta journée. Je t’offre un verre au chien jaune.
- D’accord. »
Si le jeune homme a accepté la rencontre, tout dans son attitude et le ton de sa voix démontre qu’il ne pense pas que cette entrevue puisse avoir la moindre utilité. Mais au moins, il a accepté, et c’est le plus important aux yeux de Tudwal.

Le rendez-vous avec Louis n’aura lieu que le soir, rien n’a été prévu pendant la journée. Quand Tudwal arrive à l’auberge, ses compagnons sont en train d’attendre.
« Faudrait qu’on avance dans la journée, suggère-t-il. On pourrait aller voir la boutique de Konnec. »
Il ne s’attend guère à y trouver une lettre d’aveux de la part de l’assassin, mais peut-être pourront-ils y trouver un indice. Gregor approuve l’idée et ils vont en chercher les clés chez Hervianne.

« Elle n’est pas là. »
Cela fait deux fois qu’ils frappent à la porte de l’intendante sans la moindre réponse.
« J’espérais qu’elle n’avait pas à être si tôt en cuisine…
- On peut aller la voir au château ? »
Tudwal refuse la proposition de Gregor :
« Elle n’a probablement pas pris la clé de la boutique avec elle. Nous pouvons attendre ce soir, inutile de la déranger. »

La journée a été longue et peu productive. Fort heureusement, avec le soir, les événements se précipitent. Comme prévu, Louis revient pour reparler de son engagement. La veille, il s’est montré très méfiant, et Tudwal a recommandé aux mages d’être francs sur leurs activités.

Louis s’installe face à eux.
« Nous avons réfléchi de notre côté, commence Gregor, et nous sommes prêts à vous engager.
- Ouais, ben moi, je me pose des questions. Qu’est-ce que vous faites sur cette île ? Vous êtes pas des fous de religion ou un truc comme ça ? »
Tudwal se demande pourquoi Louis exprime ce genre de crainte et il regrette un peu plus que les mages n’aient pas voulu savoir qui logeait dans un ancien monastère. Les mages sont un peu embarrassés et Gatien se décide à répondre :
« Non, nous n’avons rien à voir avec la religion. Nous faisons de la magie.
- De la magie noire ? Vous transformez les gens en crapauds ? »
Louis montre de l’inquiétude. Tudwal le comprend très bien, doutant encore lui-même de ce que sont les mages.
« Que nenni ! Nous étudions son fonctionnement, nous nous voyons plutôt comme des alchimistes, à tenter de comprendre les forces de la nature. »
Louis ne montre pas un enthousiasme débordant, mais il semble prêt à tolérer l’activité de ses employeurs. Gregor se tourne vers les servants qui attendent une table plus loin :
« Je vous présente les homm… personnes que vous aurez à commander. Christian, Maël et Gaëlle. Cinq autres sont restées là-bas. »
Louis fronce les sourcils en regardant Gaëlle et semble peser le pour et le contre. Il parle d’une voix assez forte pour être entendu d’eux.
« La donzelle, là, elle posera pas de problème ?
- C’est une archère très compétente.
- Non, mais j’veux dire, elle saura se tenir ? Elle sait obéir aux ordres ? »
Tudwal ressent la colère que Gaëlle retient à grand-peine. Les mages restent les personnes les plus appropriées pour la défendre, ils ne se privent pas de vanter les compétences de leur servante. Louis finit par accepter de venir travailler pour l’alliance, à la condition expresse de pouvoir se rétracter si cela ne lui convient pas. Quand il se lève, Gaëlle se met également debout. Elle s’approche à un pas de lui et le regarde dans les yeux.
« Ça vous dérange ? »
Les deux se jaugent du regard pendant une longue minute. Puis quelque chose semble se passer, car Gaëlle fait un pas en arrière, elle laisse passer Louis qui sort de l’auberge. Mais cela n’intéresse plus Tudwal, car un jeune apprenti vient d’entrer, hésitant, dans la taverne. Le prêtre se lève pour l’accueillir.
« Je t’offre un verre, mon garçon ? »
Loïg accepte d’un hochement de tête. Les deux s’installent à l’écart.
« Je comprends pas ce que vous me voulez. Je n’ai rien à voir avec le meurtre de Konnec !
- Je le sais, dit Tudwal d’un ton rassurant. Hervianne soupçonne Loryc, et je me disais que, peut-être, tu aurais vu quelque chose qui pourrait nous aider.
- C’est vrai que Loryc est un sale type, et qu’ils se détestaient, Konnec et lui. Mais je crois pas qu’il serait du genre à le tuer. »
Tudwal tapote pensivement sa chope en l’écoutant. Et s’ils se trompaient depuis le début ? Si le meurtrier était un autre ?
« Il n’y a aucun élément qui te revient ?
- Si, mais je sais pas si c’est important. Juste avant sa mort, ça faisait plusieurs semaines que Konnec livrait lui-même un client. Normalement, c’est moi qui le fait, mais là, il s’y rendait seul.
- Qui était-ce ?
- Je ne sais pas. Konnec n’a rien dit. »
L’attention de Tudwal est captée. Quel pouvait être ce client mystérieux ?
« C’était quel type de vêtements ?
- Des costumes pour homme, pour un bourgeois. D’une taille moyenne. Plusieurs couleurs différentes.
- Tu saurais les reconnaître si tu les voyais dans la rue ?
- Oui, si je peux les étudier. Ils ont été beaucoup plus retouchés que l’habitude. »
La piste est très mince.
« Konnec prenait quelle direction quand il sortait livrer ? »
Loïg se concentre, tentant probablement de se remémorer la réponse à la question. Puis son regard s’illumine.
« Je me souviens, c’est arrivé qu’il sente un peu le poisson en revenant. Il passait forcément par le marché ! »



« Vous savez où est le livre de comptes ? »
Hervianne répond à Tudwal sur un ton las :
« Il se trouve chez moi et non dans la boutique. Il aurait fallu le demander plus tôt. »
Gregor sent là une opportunité à saisir.
« Laissez-moi les clefs, je vais le chercher. »
Hervianne lui tend son trousseau et lui précise l’emplacement du livre. Gregor le saisit et sort dans la rue. Il fait sombre, à présent, les passants se font rares. La maison d’Hervianne n’est qu’à quelques pas. Gregor entre. Le livre de comptes est visible, posé bien en évidence, mais au lieu de le prendre et de faire demi-tour, le mage se met à incanter. Sur le lieu du crime, son sort lui permettra de voir les traces de sang. Gregor ignore complètement en quoi cela pourrait l’aider, il le découvrira bien s’il trouve un indice ainsi. Une fois le sort parti, Gregor scrute consciencieusement le sol de granite sans rien voir. Depuis le temps, toutes les traces de sang ont été nettoyées et il ne reste plus rien. Déçu, il saisit le livre de comptes et retourne auprès de ses camarades.

Tudwal est en train de fouiller consciencieusement la pièce tandis que Gatien observe attentivement les vêtements en train d’être retouchés. Gregor pose le livre sur un établi et demande en les désignant :
« Savez-vous pour qui c’était ? »
Hervianne hausse les épaules :
« Ce sont les seuls qui n’ont pas été réclamés. »
Tudwal s’est précipité sur le livre. En compagnie de Gatien, il en épluche le contenu. Il arrive rapidement à la conclusion :
« Le client mystérieux n’apparaît pas. »
La plus surprise est la veuve de Konnec. Elle s’empare du livre et le scrute attentivement, comme si elle doutait des affirmations du prêtre. Malgré la lumière tremblotante des bougies, Gregor remarque un léger blêmissement. Hervianne n’apprécie guère d’apprendre que son mari avait des secrets pour elle.
« Vous faisiez très précisément les comptes de la maison ? demande Tudwal
- Comment cela ? »
Gregor est tout aussi intrigué par la question, aussi regarde-t-il son comparse dans l’attente d’une explication.
« Il y a là un client qui n’apparaît pas dans le livre de comptes. Et donc de l’argent qui n’est pas dessus, s’il a été payé. Votre mari aurait-il pu l’utiliser pour la maison sans que vous vous en rendiez compte, ou bien cela signifie-t-il qu’il l’a planqué quelque part ? »
Hervianne secoue la tête.
« Il a très bien pu être utilisé dans les comptes du foyer à mon insu. »
Gregor ignore quelle piste Tudwal comptait suivre, mais cette fois encore, c’est raté.


Alann ne peut retenir un sourire amusé en voyant les nez de ses compères se plisser. L’odeur de poisson est puissante dans le marché, il gène les délicats lettrés qui l’accompagnent. Ce matin, alors qu’ils tergiversaient une fois de plus sur la marche à suivre, Alann a pris l’initiative de se rendre au marché pour savoir si quelqu’un se souvenait des allées et venues de Konnec. Les mages ont décidé de cesser leurs palabres pour passer eux aussi à l’action.
« Nous sommes quatre. Nous prenons une rangée chacun ? »
Dans sa proposition, Tudwal n’a pas tenu compte des servants, qui ne s’offusquent pas d’être ainsi mis à l’écart de l’enquête. Sans être le moins du monde dérangé par l’odeur tenace, Alann prend sa rangée et commence à interroger les vendeurs. Il a de la chance avec le troisième, une poissonnière blonde d’une cinquantaine d’années.
« Un gars qui livrait des vêtements ? Ouais, ça me dit que’qu’chose ! Je l’ai vu passer une bonne dizaine de fois, toujours pressé.
- Et tu te souviens de par où il allait ?
- Ouais, facile ! Il allait dans cette rue, là, en face. »
La femme désigne l’entrée d’une toute petite ruelle.
« Merci bien !
- Mais ça date un peu quand même, ça doit bien faire que’ques mois que je l’ai pas r’vu ! »
Alann fait un dernier sourire avant de rejoindre ses compagnons. Aucun d’entre eux n’a eu sa chance. Il peut leur révéler l’information cruciale qu’il a obtenue.

La rue est étroite, et la seule raison qui peut avoir poussé Konnec à l’emprunter est que son client y demeurait. Les maisons sont cossues, dignes d’acheteurs de la boutique de Konnec. Pour ne pas attirer l’attention, Christian, Gaëlle et Maël sont restés à l’extrémité de la rue, prêts à intervenir au moindre ennui.
« Comment savoir laquelle est la bonne ? »
La question de Gatien reflète les préoccupations de tous.
« En plus, on peut pas rester ici pendant des heures sans se faire repérer. »
La remarque de Tudwal est pertinente. Ils n’ont toutefois pas le temps d’y réfléchir, car une porte s’ouvre et un homme sort d’une maison. Alors qu’il marche dans la rue, s’éloignant du groupe, Alann se propose pour le suivre, et s’exécute avant d’écouter la réponse. Il enfile la ruelle d’une démarche nonchalante, de manière à paraître naturel si celui qu’il suit venait à se retourner. Il s’agit d’un homme de taille et de corpulence moyennes, pouvant parfaitement entrer dans les vêtements créés par Konnec.

Sur la place du marché, il devient difficile de ne pas perdre l’individu dans la foule. Alann reconnaît au moins un avantage à la situation, c’est qu’il risque peu d'être repéré.
« Je reste près de toi. »
Alann se retourne brutalement, surpris. Comme pour confirmer ses pensées, Gaëlle est arrivée à son niveau sans qu’il s’en aperçoive.
« Non, reste là-bas. On sera trop repérables à deux. »
Gaëlle hausse les épaules et abandonne. Alann repère la voie que vient de prendre l’inconnu, et il joue des coudes pour le suivre.

Dans les rues peu fréquentées, la discrétion pose plus de difficultés que dans un marché bondé. Tant bien que mal, Alann tente de marcher silencieusement et de se fondre le long des murs. Sa stratégie fonctionne car l’homme qu’il suit ne semble rien remarquer. Il ne fait à vrai dire preuve d’aucune méfiance. Un peu plus tard, il rejoint une autre maison dans laquelle il entre, accueilli par un homme sensiblement du même âge et de la même classe sociale. Alann n’a à ce moment aucun moyen de savoir ce qui se dit à l’intérieur. Résolu à en savoir le plus possible, il se décide à attendre, les bras croisés.

Les minutes passent, et avec elles l’angoisse revient. Hébert, son propre père, l’avait pourtant mis en garde, il y a si longtemps de cela. Certes, Hébert avait disparu en mer peu après la naissance de son petit-fils, et les joies avaient succédé au deuil, provoquant l’oubli. Alann ne peut se le pardonner. Même si cette histoire de malédiction avait été difficile à croire, il s’agissait de Gaële, le seul amour de sa vie ! Il n’aurait jamais dû la quitter des yeux ce jour là, il aurait dû trouver un autre travail pour pouvoir veiller sur elle et empêcher que le malheur n’emporte son seul trésor.

Non loin, une chanson à boire se fait entendre. Alann attend juste à côté d’une taverne. Il réfléchit qu’il aurait l’air bien moins suspect s’il attendait à l’intérieur, en faisant mine de tout simplement picoler. De plus, après quelques verres, l’alcool lui fait oublier sa culpabilité et son chagrin, et il parvient, tant que l’ivresse le tient, à se pardonner. Tout en se promettant de ne pas abuser, Alan se décide à entrer dans la taverne, sa meilleure solution pour rester seul et inactif sans pour autant sombrer dans son chagrin.



Gregor observe le prêtre, le costume inachevé dans les bras, interroger une dame âgée sur son voisinage. Celle-ci semble très intéressée par son interlocuteur.
« Je me souviens bien qu’il venait souvent livrer chez les Bastour. C’est la maison en face. »
Gregor ne parvient pas à comprendre la réponse de Tudwal, qui lui tourne le dos.
« Oh, de braves personnes, honorables, bien comme il faut. Ça fait longtemps que je ne les ai pas vus, d’ailleurs. »
L’échange continue quelques minutes, puis Tudwal est sur le point de prendre congé. C’est là qu’elle lui propose d’entrer.
« J’ai fait quelques gâteaux. »
Gregor croise le regard de Transformo.
« Mais c’est qu’elle le drague ! »
Le mage se retient à grand-peine d’éclater de rire tant la situation est incongrue. Tudwal refuse poliment :
« Non merci, je n’en mange pas pendant Carême. »
Il rejoint les mages et regarde pensivement la maison.
« J’ai un affreux doute, confie-t-il.
- Quoi ?
- C’est la deuxième personne à ne pas les avoir vus depuis longtemps, et pourtant, les volets sont ouverts chez eux. Je vais vérifier quelque chose. »
Tudwal s’approche de la maison où Konnec effectuait ses livraisons mystérieuses et en hume la porte d’entrée, verrouillée. Il revient vers ses compagnons, livide.
« Il faut appeler la garde.
- Pourquoi ?
- Ça sent le cadavre. Ils sont morts. »
Gregor réfléchit rapidement. Grâce à son art, il peut apprendre beaucoup de choses de la scène de crime, tant qu’il n’y a pas de témoin gênant.
« Attends Tudwal, ce n’est pas une bonne idée. Si la garde arrive, on ne pourra pas fouiller et savoir ce qui s’est passé. Et tu vas leur dire quoi ?
- La vérité. Nous cherchions celui qui avait commandé les costumes, les voisins nous ont affirmé que c’était chez les Bastour et les deux se sont rappelé ne pas les avoir croisés depuis longtemps. Si on entre avant, ça va leur sembler bizarre. C’est fermé à clef !
- Laisse-moi faire ! »
Gregor s’approche de la porte à son tour. À présent qu’il y fait attention, l’odeur de charogne est bien perceptible. Il se concentre, puis grommelle à voix basse les mots de son incantation tout en effectuant de petits gestes, peu visibles pour un badaud qui passerait dans son dos. Sous ses yeux, le métal vieillit et rouille.

Une fois le sort terminé, une pichenette suffit à casser la serrure et la porte s’ouvre en grand. L’odeur de charogne saute à la gorge de Gregor. Il ne lui faut que quelques pas dans l’entrée pour la voir, le nez par terre dans une mare de sang séché. Il n’y a aucun doute que la blessure à l’arrière du crâne est la cause de la mort. L’arme elle-même gît non loin, une statuette représentant un saint que Gregor ne peut identifier. Transformo et Tudwal entrent derrière lui et referment la porte. En fouillant les lieux, Gregor comprend très rapidement que seule la femme est morte. Des robes sont dispersées au sol, près de l’emplacement d’un coffre. Visiblement, monsieur Bastour est parti précipitamment en emportant quelques affaires. Tudwal a déniché des lettres dans la chambre et s’est installé pour les lire. Gregor a besoin de l’avis de Transformo :
« Je peux faire parler la femme. Mais je sais pas trop, pour Tudwal…
- Il vaut mieux lui dire la vérité. S’il s’en aperçoit, ça sera forcément pire. »
Gregor admet la justesse de la réponse de Transformo. Il réfléchit à la manière dont il va tourner les choses.

Un peu plus tard, Tudwal revient près des mages.
« Il correspondait avec sa soeur, il a dû se réfugier chez elle. Elle habite à Guipavas. Pour moi, c’est clair que les deux meurtres sont liés. On peut le retrouver et lui poser des questions. »
Gregor prend une grande inspiration et se lance :
« Je peux interroger madame… »
Tudwal sursaute.
« Pardon ?
- Oui. Euh, tu sais, quand le corps est mort, il y a aussi l’esprit, qui euh…
- L’âme, vous voulez dire ? »
Le ton de Tudwal est glacial, et Gregor se demande comment lui faire comprendre la différence.
« Non, pas l’âme. Enfin bien sûr, il y a l’âme, mais en plus, il y a l’esprit. Et je peux l’interroger.
- Comment pouvez-vous être si sûr que cela ne portera aucun préjudice à son âme ? »
À la vérité, Gregor n’a pas la moindre certitude, mais ce n’est pas la réponse que le prêtre attend.
« Eh bien, c’est que parfois, quand un être meurt de manière brutale et qu’il a des choses à révéler, son esprit reste auprès du corps pendant un certain temps. C’est seulement là que je peux l’interroger, si la personne est morte en paix et que l’esprit est parti, je ne peux rien faire. Je ne force aucunement l’esprit à venir, d’ailleurs, il peut me mentir s’il le souhaite. »
Le prêtre défroqué semble dubitatif.
« Je t’assure que ce que je fais n’altère en rien l’âme ni l’esprit. Le défunt dit ce qu’il a à dire, et ensuite, tout redevient comme avant. »
Tudwal hoche gravement la tête. Tout comme le jour du rituel de protection, il ne montre aucune confiance envers les mages. À la place, il paraît accepter les risques.

Gregor se concentre sur son art. Il s’agit d’appeler l’esprit pour lui demander d’habiter le cadavre quelques instants. Sous ses doigts, le corps sans vie de madame Bastour est parcouru d’une énergie surnaturelle.
« Que s’est-il passé ? demande Gregor
- Mon mari m’a tuée. J’ai voulu m’enfuir car il avait tué Konnec. C’est là qu’il m’a tuée. »
La morte parle en bougeant sa mâchoire. Le spectacle est sans doute effrayant pour Tudwal, mais Gregor n’a pas le temps de s’en préoccuper. Il a de nombreuses questions à poser.
« Pourquoi a-t-il tué Konnec ?
- Je l’aimais.
- Et lui, il vous aimait ?
- Oui. J’ai commandé des costumes pour mon mari, ainsi je le voyais quand il me livrait. Jusqu’au jour où mon mari a tout découvert. Le monstre ! »
Elle termine sa phrase sur un sanglot. Gregor n’a plus de question à poser, il regarde ses camarades, aucun ne prend la parole.
« Vengez-moi ! » demande l’esprit de madame Bastour avant de sortir du corps.

« Quand je pense qu’on croyait que les habits ont été retouchés si souvent parce que Konnec pouvait pas voir à qui ils étaient destinés ! confie Transformo alors qu’ils s’éloignent de la maison. Alors que c’était simplement pour avoir un prétexte pour retourner les livrer. L’explication était trop simple !
- Même Tudwal n’y a pas pensé… »
Le prêtre défroqué est resté derrière eux, en charge d’appeler les gardes et de les laisser faire la justice attendue par deux femmes.
« Quand même, pour Hervianne qui aimait tellement son mari, ça va pas être facile de lui annoncer.
- Faudra sûrement lui dire en plusieurs fois, lui dire que le gars a été retrouvé par la justice, mais pour un autre meurtre, et que si elle veut plus d’explications, ça risque de lui faire mal. »
Gregor hausse les épaules puis reprend :
« Enfin je dis ça, mais c’est Tudwal qui va s’y coller. »



La pluie rend le trajet du retour pénible. Gregor se retient difficilement de pester contre la boue qui colle à ses bottes. Montrer sa mauvaise humeur ne changerait rien à la situation. Ils n’ont que trop traîné à Brest, à attendre l’exécution de l’assassin puis la vente de la boutique de Konnec. Il n’était pas question de patienter jusqu’au retour du beau temps pour revenir avec leur deux recrues. Si nul enfant ni femme n’attend Gregor à Reditum, il a hâte de rejoindre son laboratoire, d’en prendre enfin possession. Il regarde autour de lui le paysage gris et morne. C’est ainsi qu’il l’aperçoit, petite silhouette grise cachée par la brume. Le cavalier est immobile sur une colline. Un frisson parcourt le dos de Gregor maintenant qu’il se sait observé. Il fait remarquer l’individu à Transformo, et bientôt tout le groupe est au courant.
« Que fait-on ? demande naïvement Transformo
- Vous voulez que j’aille le voir pour lui demander pourquoi il nous surveille ? »
Les mages refusent la proposition de Louis, très pragmatique. Si l’attitude du cavalier est étrange, il ne représente pas une menace pour eux. Gregor se demande s’il ne pourrait pas le voir mieux à travers la brume. Ne souhaitant pas donner l’alerte, il mesure ses gestes tandis qu’il lance son sort. À cette distance, le cavalier ne pourra pas l’entendre. La silhouette est plus précise quand Gregor se tourne à nouveau vers elle, il distingue que la tête est couverte d’une capuche. Un autre détail est devenu plus perceptible : la brume est beaucoup plus dense là où l’inconnu se situe.
« Gast ! Il utilise la magie ! »
Comme s’il se savait deviné, le cavalier s’éloigne et disparaît dans la brume. Transformo soupire, découragé.
« On n’y sera jamais à temps pour percevoir son sceau. »
Le sceau du mage est une manifestation personnelle qui survient lors de chaque lancement de sort. S’ils avaient pu le sentir, cela aurait pu leur permettre d’identifier le cavalier. Quelle est donc cette mystérieuse menace ? L’inquiétude gagne Gregor tandis qu’il reprend le chemin de Keller.

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